Marianne RogueUne enfant en robe légère, pieds nus. La peau trop blanche,les cheveux argentés avant l’âge. Une toute petite gamine. Elle regarde le ciel, d’un bleu foudroyant en ces journées de printemps. Elle sifflote un air entendu la veille, dans une auberge où les adultes avaient tous trop bu et où une troupe de musiciens avaient joué une musique joyeuse noyée dans le brouhaha des rires. La vertu était partie sans laisser entrer la débauche, chacun avait su être responsable, et ceux qui ne l’avaient pas été avaient été s’assoir dehors pour dessoûler. Restait le bonheur d’une nuit fraiche et clair à l’intérieur d’une chaleureuse auberge familiale.
Derrière la petite pâlotte, celle qui avait servi les messieurs la soirée dernière. Tout le monde la connaissait dans le coin. La femme de l’aubergiste, l’épouse parfaite, joyeuse, souriante, aimable avec tous… sauf ce qui ne finissaient pas leur assiette. Parfois quelque peu masculine,elle était toujours passionnée, et elle l’était d’autant plus depuis qu’elle avait fondé une famille avec son mari.
Et pourtant …
Elle fixait la petiote, de loin, le linge dans les bras. Comment elle, une femme aussi exubérante, avait-elle pu donner naissance à une enfant aussi calme ? Si silencieuse ? Trop silencieuse. Longtemps elle s’était inquiété d’avoir fait une erreur, d’avoir manqué une étape importante. Mais non.
Sa petite fille adorée n’exprimait que le stricte nécessaire. Pas impassible, loin de là, mais … Si distraite, si peu attaché au genre humain, si loin … Dans sa tête, dans son monde.
Marianne, depuis toute petite, avait toujours été le contraire absolu de toute sa famille. Un environnement pourtant privilégié à laisser s’étaler les sentiments d’affections, de colères soudaines, de crises, de tristesse … Mais elle n’exprimait rien. Enfin, si : quelques sourires qui se baladent, lorsqu’elle regarde le visage de ses proches, une fleur pousser et un paillon voler.
Justement. Regarder un papillon voler et écouter le tintement d’une clochette étaient les seules choses qui semblaient retenir son attention si furtive. Elle semblait émerveillée devant le son et la couleur, mais le reste ...
Un groupe d’enfant passe devant elle. Ils jouent, joyeusement. Elle regarde vaguement un bâton qui s’agite, un cerceau qui roule,une balle qui s’échappe, puis continuer de siffloter.
Cette petite ne sait pas faire grande chose. Elle n’a pas de talents. La cuisine ? Au grand jamais. Le dernier à avoir tenté de manger une de ses préparations s’est trouvé fort mal pendant plusieurs jours. Quand nous disons « fort mal », nous parlons de trois jours et trois nuits à recracher ses tripes et plus encore dans la rivière. Il semblerait qu’il n’y ait plus de poissons de ce côté-là non plus … Le ménage ? Passe encore si quelqu’un doit la surveiller en permanence ; en plus de ne pas être très méthodique, l’enfant a une capacité déconcertante à se mettre à fixer un brin d’herbe à la première occasion, délaissant tout travail. Même chose au niveau travaux manuelle : extrêmement peu attentive, et maladroite. Très faible même pour ce qui est de se battre, trop peu de conscience de son corps pour être une guerrière où même une artiste : danser ne fera jamais pleuvoir des Kamas sur elle. Avec son manque profond de caractère, on peut aisément dire que ce sera la pire épouse qui soit. De toute manière, ce n’est pas comme si on présageait qu’elle allait beaucoup s’intéresser à la gente masculine. Non, la seule chose qu’elle aime,ou plutôt qu’elle semble aimer, c’est regarder les couleurs vives et produire des sons.
Rien ne la passionne. Rien ne semble la faire bouger de l’intérieur. Elle subit tout. Telle une fleur blanche. Sans volonté. La seule qu’elle puisse avoir est d’attendre. Attendre de pousser, devenir plus jolie encore, un peu plus parfaite, et ne rien faire.
« Marianne ! » Lentement, la petite fille se retourne vers sa mère qui lui lance un grand sourire, chaleureuse, comme toujours.
Cette enfant restera un mystère … Et c’est peut-être mieux ainsi.
« Aller mon ange, on rentre. » Maladroitement elle se lève, met un pied devant l’autre, marche, puis cours vers sa génitrice pour se planter devant elle, la fixer, avec ce visage neutre, ni triste ni joyeux. Puis, après quelque secondes, le coin de ses lèvres se retrousse avec faiblesse, ses yeux deviennent plus doux. « Tout va bien. Je suis heureuse. Nous sommes heureux. » Avec tendresse, la jeune femme la prends par l’épaule et la rapproche d’elle et commence à marcher. La petite agrippe sa petite main au tablier de sa mère, cet air à demi endormi au visage, le visage d’un enfant sur le point de s’endormir alors qu’on lui a raconté une belle histoire.
Pourquoi cela ne peut-il pas durer pour toujours ?
Tout le monde à vieilli. Tout le monde a changé. Les frères sont parti rejoindre des milices, les parents sont morts, naturellement. L’auberge à fermer. Une quinzaine d’année plus tard, Marianne est toujours la même, assise sur une colline verdoyante une soirée de printemps dont la journée a été assez ensoleillé pour se croire en été. Aucun talent particulier, aucune passion.Que faire ? Avoir appris tant de chose et en avoir retenu si peu, que ce soit techniquement ou moralement … Il n’y avait plus rien pour l’empêcher de faire quoique ce soit, mais que pouvait-elle bien vouloir ?
**La vie que j’ai eue m’a suffi. J’ai passé de très bons moments, et je ne regrette rien. Pourquoi continuer ?**
Dans le village, là derrière, il y a la foule qui circule, bruyamment.Parmi les voix, l’une d’elle s’élève. S’élève très fort.
« J’ai besoin d’argent, je vous le rendrai plus tard,promis ! S’il vous plait ! Sire ! Toi là ! Mademoiselle ? » La crâ blanche se lève, gravit la colline et redescend vers les bâtiments du village pour déboucher sur la place centrale où un Iop va de passant en passant, supplier les gens occuper à lui prêter de l’argent. L’espoir, la confiance dans le genre humain, ou l’idiotie ? Qu’importe. Il s’accrochait. Il s’accrochait à quelque chose, lui.
« Et toi là ! Oui, toi mademoiselle ! Tu n’aurais pas quelques Kama à me prêter par hasard ? Je te les rendrai, je te le promets, mais il faut que je me dépêche, alors s’il te plait … » Marianne baissa les yeux vers sa bourse, attachée à sa ceinture. Pleine. Puis elle se mit à fixer le jeune homme désespéré.
**Avoir besoin de quelque chose car on poursuit un but …**
« Quel est ton travail ?
-Moi ? Je suis un aventurier ! Je suis le plus brave de tous les … Ah, mais c’est pas le moment. Tu veux pas c’est ça ? » Marianne fixe, encore une fois, sa bourse. Puis lui vient un faible sourire.
**Il y a encore des gens qui ont des rêves … Je peux peut-être les aider à quelque chose, en attendant …**
Elle se redresse, la petite clochette rouge au bout de sa natte tinte doucement.
« Quel est ton nom ? Je te préviens, mes intérêts sont chers. » Oui. En attendant la mort. Vivre peut-être désagréable, mais si jusqu’ici il y a eu des bons moments, pourquoi il n’y en aurait pas d’autres ?
Quelques semaines plus tard, des affiches circulent : la banque « Blue Di Isabelle » a été ouverte. Et si ce n’était que ça.